Publié grâce à l'aimable autorisation de l'Abbaye Saint Benoît de Port-Valais, 1897 Le Bouveret (VS) SUISSE
1. Un nouveau genre de milice est né, dit-on, sur la terre, dans 1e pays même que le Soleil levant est venu visiter du haut des cieux, en sorte que là même où il a dispersé, de son bras puissant, les princes des ténèbres, l'épée de cette brave milice en exterminera bientôt les satellites, je veux dire les enfants de l'infidélité.
Elle rachètera de nouveau le peuple de Dieu et fera repousser à nos yeux la corne du salut, dans la maison de David son fils (Luc. I, passim).
Oui, c'est une milice d'un nouveau genre, inconnue aux siècles passés, destinée à combattre sans relâche un double (1) combat contre la chair et le sang, et contre les esprits de malice répandus dans les airs.
Il n'est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je m'en étonne ; d'un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l'âme, ce n'est pas non plus quelque chose d'aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable qu'évidemment rare, c'est de voir les deux choses réunies, un même homme pendre avec courage sa double épée à son côté et ceindre noblement ses flancs de son double baudrier à la fois.
Le soldat qui revêt en même temps son âme de la cuirasse de la foi et son corps d'une cuirasse de fer, ne peut point ne pas être intrépide et en sécurité parfaite; car, sous sa double armure, il ne craint ni homme ni diable.
Loin de redouter la mort, il la désire.
Que peut-il craindre, en effet, soit qu'il vive, soit qu'il meure, puisque Jésus-Christ seul est sa vie et que, pour lui, la mort est un gain?
Sa vie, il la vit avec confiance et de bon coeur pour le Christ, mais ce qu'il préférerait, c'est d'être dégagé des liens du corps et d'être avec le Christ; voilà ce qui lui semble meilleur.
Marchez donc au combat, en pleine sécurité, et chargez les ennemis de la croix de Jésus-Christ avec courage et intrépidité, puisque vous savez bien que ni la mort, ni la vie ne pourront vous séparer de l'amour de Dieu qui est fondé sur les complaisances qu'il prend en Jésus-Christ, et rappelez-vous ces paroles de l'Apôtre, au milieu des périls : "Soit que nous vivions ou que nous mourions, nous appartenons au Seigneur (Rom. XIV, 8)."
Quelle gloire pour ceux qui reviennent victorieux du combat, mais quel bonheur pour ceux qui y trouvent le su martyre !
Réjouissez-vous, généreux athlètes, si vous survivez à votre victoire dans le Seigneur, mais que votre joie et votre allégresse soient doubles si la mort vous unit à lui: sans doute votre vie est utile et votre victoire glorieuse; mais c'est avec raison qu'on leur préfère une sainte mort; car s'il est vrai que ceux qui meurent dans le Seigneur sont bienheureux, combien plus heureux encore sont ceux qui meurent pour le Seigneur?
2. Il est bien certain que la mort des saints dans leur lit ou sur un champ de bataille est précieuse aux yeux de Dieu, mais je la trouve d'autant plus précieuse sur un champ de bataille qu'elle est en même temps plus glorieuse.
Quelle sécurité dans la vie qu'une conscience pure! Oui, quelle vie exempte de trouble que celle d'un homme qui attend la mort sans crainte, qui l'appelle comme un bien, et la reçoit avec piété. Combien votre milice est sainte et sûre, et combien exempte du double péril auquel sont exposés ceux qui ne combattent pas pour Jésus-Christ!
En effet, toutes les fois que vous marchez à l'ennemi, vous qui combattez dans les rangs de la milice séculière, vous avez à craindre de tuer votre âme du même coup dont vous donnez la mort à votre adversaire, ou de la recevoir de sa main, dans le corps et dans l'âme en même temps. Ce n'est point par les résultats mais par les sentiments du coeur qu'un chrétien juge du péril qu'il a couru dans une guerre ou de la victoire qu'il y a remportée, car si la cause qu'il défend est bonne, issue de la guerre, quelle qu'elle soit, ne saurait être mauvaise, de même que, en fin de compte, la victoire ne saurait être bonne quand la cause de la guerre ne l'est point et que l'intention de ceux qui la font n'est pas droite.
Si vous avez l'intention de donner la mort, et qu'il arrive que ce soit vous qui la receviez, vous n'en êtes pas moins un homicide, même en mourant; si, au contraire, vous échappez à la mort, après avait tué un ennemi que vous attaquiez avec la pensée ou de le subjuguer ou de tirer quelque vengeance de lui, vous survivez sans doute, mais vous êtes un homicide : or il n'est pas bon d'être homicide, qu'on soit vainqueur ou vaincu, mort ou vif, c'est toujours une triste victoire que celle où on ne triomphe de son semblable qu'en étant vaincu par je péché, et c'est en vain qu'on se glorifie de la victoire qu'on a remportée sur son ennemi, si on en a laissé remporter une aussi sur soi à la colère ou à l'orgueil.
Il y a des personnes qui ne tuent ni dans un esprit de vengeance ni pour se donner le vain orgueil de la victoire, mais uniquement pour échapper eux-mêmes à la. mort eh bien ! je ne puis dire que cette victoire soit bonne, attendu que la mort du corps est moins terrible que celle de l'âme (2); en effet celle-ci ne meurt point du même coup qui tue le corps, mais elle est frappée à mort dès qu'elle est coupable de péché.
(1)Pierre le Vénérable s'exprime à peu près de même, dans la lettre vingt-sixième du livre VI, il dit en effet : "Qui ne se réjouirait et n'éprouverait la plus vive allégresse en vous voyant marcher non pas à un simple mais à un double combat à la fois... Vous êtes des moines par vos vertus, et des soldats par vos actes."
(2)Saint Bernard pense donc avec saint Augustin et saint Ambroise, qu'on ne peut,! sans danger pour son propre salut, tuer, en se défendant, un injuste agresseur. Voir à ce sujet le Livre du Précepte et de ta Dispense, n. 13. On a aussi sur le même sujet une lettre très-remarquable, c'est la soixantième de Hildebert, évêque du Mans, à un prêtre qui avait tué un voleur. Le sentiment de saint Ambroise se trouve exposé dans son traité des Devoirs, livre III, chapitre 4, et celui de saint Augustin dans son traité du libre Arbitre, livre I, chapitre V; livre XXII, contre Fauste, chapitre LXXIV, ainsi que dans la lettre à Publicola.